Haut(s) le(s) cœur(s)

« Le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains. »
Charles Péguy

Finalement la politique c’est comme la vie. De la confusion, des tâtonnements, des demi-réussites et des semi-échecs, des défaites sanglantes pourtant suivies de renaissances improbables, des moments de grâce isolés et non reproductibles, des regrets, des remords, des aspirations à la pureté, une réalité grisâtre.   

Tu t’engages dans un mouvement avec un idéal que tu crois largement partagé. Tu fais confiance à un leader charismatique. Tu reconnais le travail de ses proches collaborateurs. Tu milites dans la joie et la camaraderie. Puis peu à peu, la réalité humaine se découvre. Au premier chef sa vanité immense, sa soif de reconnaissance insatiable, sa bêtise aussi.

On est un mouvement politique. Notre raison d’être c’est de produire des leaders, des gens qu’on va mettre en avant et propulser dans l’institution pour la changer de l’intérieur. Notre but en interne : créer ces leaders et les faire monter en compétence. Notre but en externe : convaincre que nos idées sont les bonnes et que donc il faut voter pour ces leaders.

Et là je perçois un frottement, une gêne, un dégoût énorme, une envie de vomir et de hurler. Je n’ai pas envie de mettre de gens en avant. Quand je suis arrivée, les gens étaient déjà là et le travail accompli était formidable, vu de l’extérieur. Maintenant que je suis à l’intérieur depuis un bout de temps, maintenant que je connais les gens, je me rends compte que je voudrais faire l’inverse de ce pour quoi nous sommes là. Je n’ai pas envie de mettre des gens en avant, ni de les aider à le faire. Au contraire. En voyant quotidiennement les ravages de l’ego, chez moi, chez mes amis, dans le monde en général, j’aurais plutôt tendance à encourager les gens à lâcher tout ça et à ne pas se mettre en avant.

Oui, mais alors, qui pour porter nos idées et les défendre à l’intérieur du système ? Qui pour prendre le pouvoir concrètement ?

On aimerait bien que dans nos rangs des gens intègres en grand nombre émergent. Intègres et intelligents, occupés du bien commun. La réalité n’est pas noire et abominable : elle est grisâtre. On a tout l’éventail. Des gros opportunistes intéressés, des ego défaillants en manque de gloire et narcissiques, des gens normaux, soucieux des idées mais avec des besoins égotiques moyens. Et tout cela évolue dans le temps. Il y a ceux qui prennent la grosse tête, ceux qui se forment et acquièrent de l’expérience, ceux qui font les deux en même temps, etc. Tout cela a un caractère quasiment inévitable. C’est l’homme tel qu’il est dans un système comme le nôtre. Une autre culture produirait des individus un peu différents. Pas radicalement différents, parce que je ne crois pas qu’on puisse changer radicalement l’être humain. Mais quand même, vu sa plasticité, on peut espérer que ce serait beaucoup mieux.

Mais ce système nouveau, il faut trouver un moyen de le créer, de le favoriser, de s’appuyer sur l’existant pour le promouvoir. Comment faire du neuf avec du vieux ? C’est possible, ce n’est pas moi, qui passe mon temps à récupérer, bricoler, retaper, tissus, bouts de bois et tous objets bons pour la casse, qui dirait le contraire.

Je déroule mes pensées sans savoir où je vais, et je viens de réaliser que cette comparaison peut me fournir une réponse provisoire : en bricolant. En politique comme dans la vie, on fait avec ce qu’on a, avec ce qui se présente. Ça marche plus ou moins bien. On avance, on s’arrête, on repart. On est découragé, on tombe en dépression. Une ressource insoupçonnée se présente, on se relève. On fait des rencontres, on s’épaule, on se renouvelle, on se fâche, on se réconcilie.

Pas de long fleuve tranquille, pas de pureté, ni en soi ni en les autres, pas de plan clair et limpide de l’avenir, pas de motivation sans faille. Vivre c’est composer avec ce qui est. Les taoïstes font valoir que le conflit naît de l’opposition entre ce qui est et ce qu’on voudrait, du hiatus entre notre projection mentale d’un idéal et la réalité telle qu’elle est.

Toute la politique réside dans cette projection mentale. Si nous n’avions pas une idée de ce qui devrait être, nous ne ferions pas de politique et nous accepterions la société comme elle est. Pourtant, l’enseignement taoïste, qui semble nous éloigner de cette lutte, de ce conflit entre l’existant et l’idéal qu’est précisément la politique, peut nous aider à accepter ce qui la rend possible : le bricolage.

Quand on n’a pas de bois, on peut fabriquer une étagère en carton… ou rêver à une armoire en noyer. Faire de la politique, c’est peut-être préserver ce fragile équilibre qui consiste à choisir la première solution tout en continuant de pratiquer la seconde.                                                

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