La sociale-traîtrise, maladie infantile du pragmatisme

Même en ces temps de confinement, le sujet politique tendance reste bien sûr « l’union de la gauche ». Ce marronnier de la sociale-démocratie était déjà présent avant que le covid-19 ne nous contraigne à nous enfermer chez nous, notamment lors des élections municipales. On aurait pu penser que ce temps de réclusion forcée nous laisserait du répit sur cette question. On aurait pu réfléchir posément à une stratégie sans entendre les moutons bêler à l’union, mais non. Au contraire, à lire Mediapart, Libération ou autres Marianne, la mode est aux bouclettes Zoom avec des représentant-e-s de toutes les tendances, de la FI au PS. La pression quant à la possibilité d’une alliance des gauches pour les élections est plus forte que jamais, favorisée par la situation de crise. Qu’importe si les désaccords idéologiques sont toujours présents, on multiplie opportunément les mots d’ordre remplis de bons sentiments sur la nécessité de s’allier : «Tous unis contre… », « Ensemble pour… ». Ma formule préférée dans la période est : « Demain sera… (insérer un adjectif de gauche)… ou ne sera pas ! ». C’est creux, mais ça fait plaisir à tout le monde. En revanche, cela culpabilise aussi le lecteur qui aurait l’outrecuidance d’émettre des objections sur la méthode employée pour y arriver. C’est faire preuve d’un esprit chagrin, d’un esprit de contradiction invétéré, que d’imaginer le marasme qui peut résulter de l’union de personnes aux définitions différentes des mêmes concepts idéologiques : la “gôche”, l’écologie, le social, le féminisme, l’Europe, etc.

Il faut dire que les temps n’ont pas changés : à deux ans des présidentielles, le jeu des petits chevaux a déjà commencé. Et au jeu de la gauche, il est toujours compliqué de la jouer chacun pour soi sans être accusé d’être un dictateur ou une dictatrice autocrate rappelant les personnages les plus sombres de notre histoire. Et puis, si on part seul, on ne peut pas gagner, c’est bien connu. Le programme commun, tout ça tout ça… Pourquoi essayer autre chose quand on a la preuve que ça a marché, il y a bientôt quarante ans, soit bien avant la chute du mur de Berlin et la ratification du traité de Maastricht ?  

Au-delà de l’ironie, il faut bien reconnaître que les contextes électoraux actuels ne sont pas favorables à l’idéologie de gauche dans ce système capitaliste hyper-dominant et radicalisé. De plus, les catastrophes écologiques, présentes ou à venir, n’aident pas non plus à la sérénité du débat. L’exaspération des personnes inquiètes, voire complètement affolées, face au manque de réponse politique concrète à ces problèmes et/ou aux nuisances des petites intrigues politiciennes sont bien légitimes. On peut comprendre l’attrait pour le pragmatisme et l’appel au “dépassement de l’ego”. Quand la maison brûle, ce n’est pas le moment de débattre de la couleur du nouveau papier peint, tout le monde doit œuvrer d’abord à éteindre l’incendie. Jusque-là cela semble logique : pour résoudre le problème, la gauche devrait arrêter de tergiverser et s’unir pour faire face aux problèmes communs.

Oui, mais est-ce que le simple fait d’avoir un problème commun suffit à justifier une alliance ? Parce qu’il y a plusieurs réponses possibles à un problème donné. La bonne question à se poser n’est donc pas si nous avons un problème commun mais si nous pouvons convenir de la même méthode pour régler le problème. Et, c’est justement là que le bât blesse. Comment concilier une position libérale sur l’économie avec une position anti-capitaliste ? Comment défendre un programme écologique en restant à l’intérieur des traités européens libéraux ? La réponse courante des bisounours est : « Trouvons ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous divise ». Certes, mais c’est oublier que chaque organisation a des lignes rouges incompatibles et qu’une entente va amener au franchissement de l’une d’elles. 

Qu’on ne me dise pas qu’un compromis peut satisfaire tout le monde. Si je reprends mon exemple de la politique économique libérale contre la position anti-capitaliste, il est évident que ces deux propositions sont contradictoires et ne peuvent coexister. Quand une personne veut allumer la lumière et une autre l’éteindre, mettre le bouton de l’interrupteur au milieu ne change rien, puisque sans pression suffisante c’est l’état ante quo qui l’emporte.   

Si les deux propositions idéologiques ne peuvent coexister et qu’un compromis est impossible, comment peut-on alors réussir une alliance ? La réponse est simple : par la victoire d’une idéologie sur l’autre. En réalité, le terme d’union, connoté positivement, correspond pourtant en politique à un rapport de force violent, d’autant plus que les idéologies sont éloignées. Ce n’est pas un problème d’ego. Quand une personne a des convictions, il serait même inquiétant qu’elle puisse les jeter aux orties à la première opportunité venue. Elle se bat, et c’est normal, de toutes ses forces pour que ses idées triomphent sur celles des autres. De plus, à supposer que nous ayons le dessus dans ce rapport de force et que nous ayons réussi à faire prévaloir nos idées, encore faut-il savoir si nous pouvons faire confiance aux autres organisations pour qu’elles respectent leurs engagements. Ce n’est jamais acquis. Là encore, plus les idéologies sont éloignées, plus la possibilité d’une trahison est grande. 

Dans la rhétorique pro-union de la gauche, on oppose habituellement la hauteur de vue des gentils démocrates qui oeuvrent à l’union au sectarisme borné de ceux qui la refusent. Je suppose que le prolongement de cette pensée est que la discussion est toujours cordiale, accompagnée de sourires et d’une bonne tasse de café. En réalité, la négociation d’un programme et de candidatures communes ressemble plutôt à un match de boxe : que ce soit par K.O. ou par points, on ressort systématiquement avec un gagnant-e et un-e perdant-e. Et encore un match de boxe se dispute à deux et non à quatre ou plus. À partir du moment où plus de deux organisations sont concernées, cela amène des alliances temporaires pour abattre les idées des concurrent-e-s les plus dangereux-ses. Alliances qui seront toujours désavantageuses pour les idées radicales car ce sont celles qui, par définition, sont le moins conciliables avec d’autres. Elles vont donc cristalliser les alliances contre elles dans un consensus faussement mou à l’avantage du système politique dominant. 

Donc, si des forces politiques veulent à tout prix l’union, elles doivent renoncer à une partie de leurs idées. Il se peut qu’une seule organisation politique, qui n’a pas le rapport de force en sa faveur, renonce seule à ses idées dans l’espoir de grappiller quelques postes en attendant des jours meilleurs. Ce qui est d’ailleurs une stratégie pragmatique qui se respecte. Je ne m’inscris pas dans l’idéologie gauchiste, « maladie infantile du communisme » analysée par Lénine (vous aurez sans doute deviné l’allusion dans le titre de l’article). Je ne refuse pas en bloc le parlementarisme pour prôner systématiquement des démarches « pures » dans le confort de l’entre-soi. 

Cependant, je constate qu’il y a une dérive de ce pragmatisme. Comme si, entre le fait de renoncer à ses idées pour une tambouille de gauche perdante et le romantisme des barricades, il n’y avait rien. Il ne faut pas oublier que se présenter à une élection, c’est représenter des idées POUR la partie de la population qui y adhère. J’oserais même dire que cette partie de la population, quand on se revendique de gauche, devrait être majoritairement la classe populaire. La même qui a été abandonnée voire trahie par la partie avec laquelle il faudrait s’allier par pragmatisme ! Quand on renonce aux idées, on malmène l’électorat qui nous faisait confiance. 

Si dès le moment de l’élection vous perdez une partie de ceux pour lesquels vous êtes censés vous battre, c’est probablement le signe que la direction que vous empruntez ne sera pas la leur. Les plus loyaux envers votre formation politique continueront d’espérer et maintiendront peut-être leur confiance et leur vote. Mais pour la majorité, les gens qui vous restent loyaux malgré cette logique de compromis sont généralement issus de classes bourgeoises. Ce sont les personnes les moins dégoûtées a priori du vote et les principaux bénéficiaires de ces politiques (cette classe est d’ailleurs la sociologie majeure de toute organisation politique, quelle qu’elle soit). 

Certain-e-s avanceront que finalement, qu’importe la manière, l’important c’est de pouvoir travailler en tant qu’élu pour changer le quotidien et que c’est ça qui fait la démonstration que ce que l’on propose fonctionne. Cette façon de penser porte un nom, c’est une stratégie “d’avant-garde”. On ne rentrera pas ici dans les considérations sur l’efficacité ou l’éthique de cette stratégie électoraliste pragmatique. Elle repose sur l’idée que le statut et le pouvoir acquis sont nécessaires pour implanter les idées de l’organisation dans le paysage politique. 

En admettant que cette stratégie périlleuse ne souffre pas trop de la désaffection d’une partie de notre électorat et soit payante pour parvenir au pouvoir, c’est surtout après les élections qu’elle va poser problème. Quand vous serez en possession des responsabilités souhaitées, une fois dans un gouvernement, une majorité régionale, etc., vous allez vous retrouver face à choix crucial : allez-vous renoncer à un peu, voire beaucoup de votre pouvoir, raisons initiales de votre choix stratégique, pour construire votre propre démarche radicale ou continuer de suivre les consignes et d’avaler des couleuvres pour préserver l’union durement acquise ? Autrement dit, allez-vous prendre la responsabilité de trahir votre mandat ou votre électorat ? Quand on a déjà perdu une bonne partie de ce dernier au nom de l’union, quel intérêt de sacrifier en plus son mandat pour potentiellement faire revenir des gens qui vous ont tourné le dos ? 

Tiraillés par leur conscience, les plus scrupuleux vous diront qu’ils font de leur mieux dans cet exercice d’équilibre délicat. En pratique, ce numéro d’équilibriste laisse les choses en l’état et vous devrez vous contenter de mesurettes à la marge. Mais on vous expliquera en quoi les mesurettes sont importantes parce que sans elles ce serait pire.

Se couper de son électorat légitime et trahir son idéologie au nom de l’union et du pragmatisme, voilà comment on maximise la probabilité de créer des sociaux-traîtres qui continueront de creuser toujours plus le fossé entre la caste politique et le peuple. Pour finir, forcés de trahir la confiance de celles et ceux que nous sommes censés représenter, nous n’aurons fait que renforcer le rejet et le dégoût de la politique. 

Le pragmatisme, dans cette situation, exigerait donc plutôt que l’on arrête de faire n’importe quoi sous cette injonction d’’union de la gauche. Pour que les organisations politiques de gauche puissent regagner la confiance de leur électorat, laissons celles qui sont d’accord sur le fond ET la forme travailler ensemble dans une vraie cohérence. Seule cette intégrité permettrait un réel dépassement des egos. Arrêtons de vouloir créer des machines électorales par des calculs politiciens foireux.

Si nous voulons abolir un jour le capitalisme, il nous faut assumer notre radicalité idéologique. Au lieu d’errer entre d’éternelles et insipides nuances de gris, admettons que dans cette situation, il n’y a pas de manichéisme à vouloir trancher entre le blanc et le noir. Admettons que maintenant il faut choisir : améliorer perpétuellement les conditions de vie à l’intérieur de la prison ou en sortir pour de bon. 

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