Mouvements : entre espoirs et découragements

L’expérience Gilets Jaunes a révélé l’ampleur de ce que l’on savait déjà : la défiance profonde d’une grande partie de la population vis-à-vis des institutions, notamment celles de la politique. Quand le mouvement a émergé, la France Insoumise l’a très rapidement soutenu. À travers la diversité des opinions et sensibilités, la grande majorité des idées qui s’en dégageaient se trouvaient dans le programme « l’Avenir en commun ».

Pendant six mois, j’ai pris part autant que je le pouvais et avec enthousiasme aux actions des Gilets Jaunes. Pour mes camarades de la FI, il était possible et souhaitable que ces derniers se rendent compte que notre programme de 2017 avait défendu leurs idées. Nous les soutenions ouvertement par la voix de nos députés, nous étions à leurs côtés dans les manifestations tous les samedis. Pour autant, nous étions conscients que la validation de nos idées par le mouvement social ne nous garantissait pas un succès électoral aux européennes. Nous n’étions pas naïfs et nous savions que la défiance envers les politiques  nous englobait largement.

De mon côté, plus je militais auprès des Gilets Jaunes, plus il me paraissait évident que la concordance entre leurs aspirations, notamment la justice sociale et une vraie démocratie, n’amènerait absolument pas à un vote en faveur de la FI. En effet, j’ai passé toute cette période dans une sensation de schizophrénie qui s’est empirée au fur et à mesure que la campagne des européennes avançait. Sur les ronds-points, dans les AG et commissions, lors des actions diverses, blocages, tractages, je ressentais très fortement le rejet absolu des institutions. J’ouvre une parenthèse pour préciser que toute observation sur les GJ est forcément partielle et en partie inexacte du fait de l’hétérogénéité du mouvement. Je ne peux livrer que mon expérience personnelle qui est inévitablement extrêmement limitée. Chez les GJ que je fréquentais, il y avait aussi et en abondance des militants FI ou des sympathisants, ou des gens qui l’étaient devenus suite au soutien de la FI pour ce mouvement. Mais il y avait bien d’autres profils, des militants d’autres partis, d’abord, mais surtout des gens fâchés avec les partis et toute forme de politique institutionnelle. Face à ces gens-là, alors que je me sentais Gilet Jaune jusqu’au bout des doigts, je me suis peu à peu sentie disqualifiée, illégitime à leurs côtés du seul fait de mon appartenance à un mouvement politique visant à faire élire des candidats.

La déconnexion entre la réalité du mouvement social et le déroulé ritualisé d’une campagne européenne (qui compte déjà habituellement parmi les élections les moins populaires) me sautait perpétuellement aux yeux. De toute la campagne, je n’ai pas pu regarder un seul meeting. À chaque fois que je voyais Manon Aubry ou Mélenchon déambuler sur une estrade, sans même écouter le discours, j’étais frappée par la mise en scène. Je ne pouvais que comparer son aspect classique : un public, des gradins, un personnage seul dans la lumière, avec les AG venteuses du parking de Sesquières. Et obscurément mais violemment, je sentais : « HORS-SOL ». Je me mettais dans la peau des GJ que je croisais quotidiennement et me disais : « Non, ça ne passera pas. Ça ne peut pas passer. » Un type ou une nana qui déambule sur une estrade pour expliquer la vie aux gens et leur demander de voter pour lui/elle. Évidemment que ça ne passerait pas.

En 2017, la FI a réussi à incarner quelque chose qui pouvait plaire aux dégoûtés de la politique et du système actuel : le dégagisme, et son corollaire : le refus de la « tambouille ». C’était simple, clair, droit, honnête, et appuyé sur un programme attrayant. Quand les GJ sont sortis manifester leur colère, c’était comme si les pronostics de la FI se réalisaient. Nous avions été des précurseurs. Je pense qu’à ce moment-là nous aurions dû nous comporter comme de réels insoumis. Certains ont voulu que Ruffin, qui représentait alors le plus insoumis des insoumis, avec son insolente façon de sortir des cadres, quitte ses fonctions de député. L’anti-institutionnalisme exacerbé d’une partie des GJ le réclamait.

Je n’étais pas de cet avis. La présence de notre groupe parlementaire à l’Assemblée me paraissait trop précieuse, toute symbolique qu’elle fût. Avec seulement dix-sept députés nous n’avons jamais pu infléchir la politique gouvernementale, mais nous étions la voix du peuple à l’Assemblée. Pourtant, mon malaise allait grandissant. Je me demandais ce que nous pouvions faire de plus : nous soutenions les GJ au niveau du national et en local nous étions là tous les samedis. N’empêche, c’était trop mou. Beaucoup trop mou face à une répression beaucoup trop dure.

Avec du recul, après les européennes, j’ai pu me formuler la critique qui avait couvé en moi sous forme de malaise pendant toute la période. Au lieu de mener la campagne des européennes comme si de rien n’était, nous aurions dû demander haut et fort une constituante et une 6e République. Malgré les efforts de certains de nos députés, nous avons échoué à jouer le rôle qui ne pouvait revenir qu’à la FI : représenter vraiment l’insoumission au cœur des institutions. Cela n’aurait peut-être pas suffi à convaincre les GJ que nous étions leur porte-parole, mais de fait nous l’aurions été. Sans surprise nous nous sommes pris une branlée aux européennes.  

La malédiction du calendrier électoral risque de se reproduire pour les municipales. Je redoute un opportunisme électoral qui se traduirait par le fait de céder aux sirènes de la gauche plurielle. On achèverait ainsi d’achever le dégagisme. Ce qui a pu susciter un élan de confiance pour la FI, le dégagisme et le refus de la tambouille doivent rester des lignes rouges. À l’heure où la seule acceptation de l’institution suscite la défiance, à l’heure où rien que le fait de former un parti politique est suspect, nous devrions résister à la tentation de nous allier à la gauche molle pour remporter des élections.

Je crains que, sous couvert de listes citoyennes, on ne tambouille avec les vieux partis (ou leurs débris rebaptisés avec du « neuf » dans l’étiquette) sans faire illusion. La nécessité, pour être admis dans le jeu et avoir une chance de gagner, de respecter les règles instituées, nous priverait de la possibilité de les changer in fine : à supposer que, noyés au milieu de forces politiques avec lesquelles nous n’avons rien à faire, nous remportions des mairies, il nous faudrait ensuite composer. Et dans les aventures de « gauche » plurielle on sait ce qu’il advient de ceux qui sont à gauche.

On pourrait rationnellement se dire : il vaut mieux gagner quelques postes et œuvrer comme un cheval de Troie, plutôt que de se livrer à une candidature de témoignage et ne rien gagner. Rationnellement cela se tient. Mais comme le montre admirablement Frédéric Lordon dans Les affects de la politique, ce n’est pas de raison calculante qu’il s’agit. Il s’agissait à l’origine de créer une force politique en laquelle le peuple puisse avoir confiance. Que se passera-t-il en 2022 si nous ne pouvons plus dire ni aux Gilets Jaunes, ni aux classes populaires les plus modestes, ni aux abstentionnistes, catégories qui se recoupent : « Qu’ils s’en aillent tous ! Nous on ne fait pas de tambouille. »

L’élection européenne a confirmé l’intérêt porté à l’écologie, le mouvement social a réclamé la justice et la démocratie. La FI a déjà fait la preuve qu’elle seule voulait articuler ces deux combats dans son ambitieux programme de 2017. Notre vocation doit être de rassembler le peuple au-delà des étiquettes et des partis, mais pour cela la FI doit avoir la force et le courage de ne pas se compromettre, ni avec les écologistes de façades, ni avec les sociaux-libéraux. Elle peut mépriser les calculs politiciens sans craindre de disparaitre. Au contraire, ces calculs ne peuvent que l’assimiler à tous les autres partis et finalement diluer son identité et la force de l’alternative  qu’elle représente.  

Cessons donc de construire nos stratégies en fonction de tactiques de court terme nécessitant de composer avec de potentiels adversaires de demain dans de vagues calculs électoraux. Adaptons nos tactiques à une réelle stratégie populiste sur le long terme. Nous devons rester cohérents dans notre idéologie. Cela ne signifie pas faire systématiquement campagne seul, au contraire, mais nécessairement être intransigeants sur nos bases programmatiques et l’obligation de suivre une feuille de route établie en amont. C’est à ces conditions que nous pourrons regagner la confiance du peuple.

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