Politique : un mot tabou ?

Pour inaugurer ces premiers billets d’humeur, voici un premier sujet qui me tient à cœur.

À la prononciation du mot « politique », nous nous retrouvons souvent face à un interlocuteur qui nous fait comprendre par une mimique désabusée et un discours qui ne l’est pas moins, que ça ne l’intéresse pas, qu’il est dégouté, que ce sont tous les mêmes, etc. Comment lui en vouloir ? Ce n’est pas comme s’il y avait des modèles de vertus évidents dans l’oligarchie actuelle, sans oublier les trahisons répétées de ceux qui ont été élus sur un programme de gauche… Alors forcément, quand on essaie d’expliquer à Eugène que la politique c’est important, tel un ex qui demande à l’être aimé de revenir et qui comme Brel, finira par être l’ombre de sa main dans la gueule, autant dire qu’on est loin du Grand Soir.

Si vous êtes engagés dans une organisation politique, il est très probable que votre crédibilité sera à peu près équivalente à celle d’une personne éméchée essayant de faire croire qu’elle n’a pas trop bu. Au début du XXIe siècle, quand on s’engage dans un mouvement politique, il est habituel d’être soupçonné d’avoir subi un lavage de cerveau. Notre interlocuteur, individu maître de lui-même, se sent supérieur. Non-affiliés à une organisation politique, les gens sont forcément plus libres et indépendants que vous,  d’autant plus si vous avez le malheur de faire partie d’une organisation perçue comme radicale : Fuyez pauvres fous ! 

Si vous avez le courage et la patience de rappeler avec habileté que votre interlocuteur est lui aussi soumis à des mécanismes de constructions socio-culturelles, tout autant que vous, qui ne passez pas tout votre temps à lire Marx ou à écouter Thinkerview sous la douche (quoique…), peut-être pourrez-vous commencer la deuxième partie de la discussion, sans doute la plus importante. Et si, bien sûr, Eugène est encore là, qu’il n’a pas décroché au moment où vous avez commencé votre tunnel sur l’influence de l’environnement sur le quotidien. Et s’il a suffisamment d’humilité pour reconnaitre que son développement personnel n’est pas uniquement dû à la manière de se servir de son organe de prédilection (dans le meilleur des cas, le cerveau).

Je me moque un peu mais je ne voudrais pas être méprisant car ses réticences ne sont pas  toujours dénuées de fondement.

Par prosélytisme et dans une tentative plus ou moins grossière de recrutement, le militant ne veut parfois pas reconnaître que le milieu partisan n’est pas épargné par les hypocrites, les carriéristes ou les gens dont l’engagement sacrificiel cache une thérapie égotique bien éloignée de l’intérêt du collectif. Même si, d’après ma modeste expérience, ces gens sont une  minorité, cette minorité est visible et nuisible à une construction sincère. C’est à elle que s’adressent le dégout et le désintérêt qui s’expriment au mot « politique ».

En effet, nous avons perdu ce mot parce que les gens qui font de la politique trempent trop souvent dans des affaires de corruption, détournement, trahisons et j’en passe. Même à l’échelle locale, les querelles de personnes et les mesquineries de certaines figures identifiées, servent déjà de repoussoir. Quoi de plus normal que de vouloir s’en détacher ? Pourtant, comme beaucoup d’autres, Eugène s’intéresse peut-être aux problématiques de son activité ou de sa non-activité. Peut-être admire-t-il l’engagement des autres dans une association, voire est-il lui-même engagé dans l’une d’entre elles. Bref, peut-être que son Excellence Eugène fait lui aussi de la politique. Quoi de plus politique qu’un engagement associatif, ou toute forme de participation active à la « vie de la cité » ?

Il y a donc un glissement sémantique. On confond politique et pourri en assimilant toute activité politique à une poignée de gens corrompus, narcissiques, à la tête de petits soldats endoctrinés (que ce soit dans l’oligarchie déjà au pouvoir ou dans les rangs des militants au sein de partis). Mais en acceptant ce glissement sémantique, nous n’avons plus la capacité de raisonner et de nous organiser face aux problèmes essentiels de notre vie quotidienne puisqu’ils sont politiques justement.

Le rejet de ce mot n’incite-t-il pas à voir les problèmes de manière individuelle et non pas collective ? Et ainsi, à exacerber la confrontation que peut susciter une question politique. Car raisonner exclusivement de manière individuelle, c’est choisir d’analyser les problèmes uniquement par le prisme de sa propre expérience, de ses propres valeurs et considérer que tout ce qui s’en écarte est forcément négatif. Celles et ceux qui les remettent en cause apparaissent de ce fait comme des menaces à son bien-être, à sa vie. Dans ce contexte, l’existence d’un rapport de force, d’intérêts divergents peut donc se voir rejeter de manière épidermique car remettant en cause des valeurs individuelles bien ancrées. Mais parler politique, c’est avoir une vision globale d’un avenir commun, c’est envisager des mesures qui s’appliquent collectivement, c’est donc penser de manière collective, pour le plus grand nombre.

La première étape à la réappropriation de la chose est donc la réhabilitation du mot. Il serait souhaitable que tous les citoyens prennent conscience qu’ils ont part à la politique, qu’ils s’y intéressent ou non, et que ceux qui agissent déjà avec des buts et des moyens collectifs, dans un cadre institutionnel, dans le monde associatif ou en dehors, assument que leur pratique, sans être partisane, est politique.

Car c’est grâce à cette compréhension que des forces conscientes d’elles-mêmes naîtront, et que, dans une organisation politique ou ailleurs, des militant-e-s « [pousseront], qui [germeront] lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination [fera] bientôt éclater la terre. »

Vous aimez cet article ?

Newsletter