Réflexions stratégiques pour 2022

Si un précédent article faisait état du problème des alliances à tout prix et de la forte probabilité de « trahison » des élus se déclarant de gauche qui en découle, une question évidente a été passée sous silence. Elle est d’ailleurs au cœur des objections de celles et ceux qui ont eu des réserves sur ce dernier post. Cette question est celle de la stratégie pour prendre le pouvoir. Parce que oui, avant de supputer telle ou telle difficulté liée à l’application ou la non-application d’un programme politique, encore faut-il réfléchir aux moyens d’accéder à ce pouvoir. Sur cette problématique je n’ai ni certitude ni solution magique. Cependant, je me permets de proposer quelques réflexions concernant la stratégie.

Pour commencer, revenons au fondamentaux. La stratégie est un plan d’action global s’inscrivant dans un temps donné pour la réalisation d’un objectif précis. À ne pas confondre avec la tactique qui est un plan d’actions coordonnées pour obtenir un résultat en vue de l’objectif stratégique global. L’une est subordonnée à l’autre ; la stratégie englobe plusieurs phases ou mouvements tactiques. La stratégie se conçoit sur du long terme, au contraire de la tactique qui est conçue pour répondre aux besoins sur le court terme. Il est donc très important de les différencier : plus nous recourons à des tactiques, opportunistes par définition, plus le risque de perdre la cohérence stratégique est grand. Or une stratégie qui n’est plus cohérente est une stratégie à redéfinir ou à abandonner au profit d’une autre. Sauf qu’on ne peut pas se permettre de changer de stratégie comme de chemise, sous peine d’embrouiller les personnes que nous cherchons à convaincre. Il est bien sûr impossible de déterminer si une stratégie sera payante ou si elle nous conduira droit dans le mur. La question de garder le cap ou de le changer, quitte à y laisser des plumes, est donc un dilemme auquel a forcément été confrontée n’importe quelle organisation, politique ou non.

Les organisations qui nous intéressent sont les organisations politiques et nous orienterons notre réflexion sur les stratégies de prise de pouvoir à l’échelle nationale et non locale. Pour des raisons que je pourrais développer ailleurs, je ne crois pas aux stratégies révolutionnaires insurrectionnelles armées, je concentrerai donc ma réflexion sur la prise de pouvoir par une victoire aux élections présidentielles. Selon mes convictions, la finalité est la prise du pouvoir national et non local, ce dernier échelon n’étant à prendre en compte que comme une étape. Cela n’est absolument pas par dédain pour l’importance que peut avoir la victoire dans une municipalité, un département ou une région, mais, en France, le pouvoir est centralisé par l’Etat donc tout changement de système profond se fait à cet échelon.

Partons d’abord d’un constat qui ne fait pas plaisir à entendre : toute force politique de gauche qui se lancerait dans une démarche « pure », sans bénéficier d’alliances ou de report de voix d’autres forces politiques n’a quasiment aucune chance de gagner. Notre système étant ce qu’il est, l’accession à un second tour d’une présidentielle est particulièrement compliqué pour les forces qui ne bénéficient pas d’un vote « utile ». Or, pour en bénéficier, il est nécessaire d’apparaitre rassembleur, conciliant, et de laisser envisager une issue positive au second tour. À cet égard, la France Insoumise ou En Marche en 2017, ne sont pas des exemples de démarches solitaires : l’une avait le soutien de plusieurs partis de gauche (PCF, PG, Ensemble, etc.) et l’autre du MODEM et de nombreux transfuges du PS.

La méthode la plus courante est bien évidemment la candidature commune. Cependant, il ne faut pas non plus considérer la question du report des voix comme automatique dans ce cas, comme le laissent entendre les apôtres de l’union. Cela dépend également de la manière de se rassembler, de la cohérence du projet, de la dynamique de campagne, etc. Au-delà de la question du report des voix, une candidature commune avec une ou plusieurs autres forces politiques présente l’avantage d’incarner symboliquement un rassemblement. Elle permet aussi de mettre en place une démarche d’organisation plus ouverte où la pluralité des structures et/ou des membres diminue un aspect sectaire souvent rebutant et favorise donc l’engagement de nouveaux et nouvelles militant-e-s.

Alors que la méthode du rassemblement est assez critiquée parce qu’elle repose sur une démarche autonome et met en évidence le rapport de force, à l’inverse il y a une véritable pression morale à engager un processus de candidature commune. Sur ce sujet ce ne sont pas les poncifs qui manquent de la part de des habitués de la politique fiction : la gauche unie gagnerait parce que si l’on combinait les scores des organisations de gauche on serait au-dessus des X % requis pour le second tour et que donc il faut faire une alliance comme si en fusionnant les écuries on allait gagner le tiercé. Ce que je critique, ce n’est pas l’intention, louable, de voir une gauche unie mais l’argumentation fallacieuse basée non seulement sur l’argument erroné du report automatique des voix, mais aussi sur l’omission de deux questions majeures posées par l’union.

Qu’est-ce qu’une « gauche unie » ?

L’argument du pragmatisme en faveur d’une gauche unie n’a de sens que si on arrive à définir ce qu’on entend par la gauche. Il n’aura échappé à personne que la définition de ce terme ne fait pas l’unanimité. On conteste d’ailleurs de plus en plus son utilisation dans une campagne. Il faut reconnaitre que le mot a tellement été galvaudé qu’il est beaucoup moins structurant dans l’engagement politique. Ainsi, des organisations qui considèrent que d’autres ne sont pas ou plus à gauche et l’on joue à qui est plus à gauche que l’autre… Si ce débat peut éventuellement présenter un intérêt intellectuel, il n’est absolument pas pertinent pour l’action et ne sert qu’à exacerber une forme de nombrilisme militant.

Ce qui est en revanche important, c’est le positionnement quant à la stratégie de prise de pouvoir, aux objectifs politiques ultérieurs et les curseurs précis indiquant comment cette politique sera mise en place. Ces curseurs principaux sont : la question économique avec le positionnement par rapport au libéralisme et l’Union Européenne dans son rapport à la souveraineté nationale. On peut dire ce que l’on veut sur le fait de mettre en place une vraie politique sociale ou écologique, sans positionnement clair sur ces questions, on reste dans le domaine de l’incantation si ce n’est du foutage de gueule opportuniste. La « gauche » de ce point de vue est d’ailleurs plus une sorte de pathos, un concept opérationnel pour draguer l’électeur. Il est donc nécessaire d’aller au-delà de la simple revendication au label pour aller vers une cohérence du projet et du discours.

Le report des voix n’est pas automatique

Si vous analysez des résultats électoraux, vous pouvez constater qu’ils ne reflèteront jamais une addition des voix attendues. Ils seront soit en deçà des attentes, soit bien supérieurs. Ce qui est assez logique. Les votant-e-s ne vendent pas leurs âmes à un courant politique particulier. Parmi plusieurs facteurs sociologiques explicatifs, j’en retiendrai trois à titre d’exemple : la nature de l’élection, la perception du ou de la candidat-e, et la perception de l’organisation que ce-tte candidat-e représente. Pour rajouter quelques éléments, plus l’importance de l’élection est reconnue, plus l’importance de l’incarnation et donc du ou de la candidat-e sera déterminante (exemple : présidentielles). À l’inverse, moins elle l’est, plus ce sera l’image de l’organisation et ce qu’elle représente qui compte (exemple : européennes, départementales, régionales). Quoiqu’il en soit, s’il existe un socle de votants « fidèles », il n’est pas évident à déterminer et les résultats se jouent, non pas en empilant ces socles, mais en arrivant à convaincre les personnes indécises qui ne représentent pas de vote stable. Ce sont ces personnes qu’il faut « attirer », d’où l’importance de la dynamique de campagne. Cette dynamique n’est obtenue que par une construction avec des bases un minimum solides, sans quoi on risque de perdre son temps et son énergie dans des rapports de forces internes.

Petite mise au point sur le militantisme : la dynamique de campagne ne se réduit pas à la dynamique militante. De même que la dynamique militante ne se réduit pas à distribuer des tracts et à coller des affiches. Le succès électoral ne dépend que peu des tracts distribués et des affiches collées. La force militante se traduit surtout par une forte attractivité et la constitution d’un réseau efficace. Les actions (tractages, collages, réunions, etc.) ont justement pour but d’offrir des points d’entrée dans ces réseaux, non d’écouler le stock de matériel. Ce sont également de bons baromètres pour connaitre les retours sur le terrain de la campagne en cours. Mais, la proportion de militant-e-s par rapport dans la population est très faible et n’en fournit pas un échantillon représentatif. C’est pourquoi, malgré l’importance d’une dynamique militante forte, elle doit être dépassée  par une dynamique de campagne qui touche la population plus largement. Une fois qu’un socle idéologique précis a été adopté, il s’agit donc d’instaurer cette dernière dynamique qui comporte deux obstacles à dépasser.

La question de l’incarnation

Quand on pense incarnation, on pense bien évidemment à la question du ou de la candidat-e. C’est bien sûr un élément important, et d’ailleurs le plus bloquant dans la question de l’union, que nous allons aborder plus loin mais ce n’est pas que ça. L’incarnation concerne aussi les symboles que l’on va choisir. On retrouve ces symboles partout, que ce soit dans le mode d’organisation revendiqué ou dans le choix des chansons lors des meetings. Loin d’être anodins, ce sont eux qui, au moins autant que le ou la candidat-e, fédèrent.

Cela dit, bien qu’ils représentent certains points d’achoppement entre militant-e-s sur leur importance ou la réticence à en reprendre d’autres (exemple : le drapeau français au détriment des habituels drapeaux rouges lors des meetings de Jean-Luc Mélenchon en 2017), le réel point clivant se trouve dans l’incarnation du ou de la candidat-e. En effet, le discours « oui mais la personne on s’en fout, ce qui importe c’est les idées » est extrêmement naïf. Je n’apprends à personne que la Ve République a été créée sur le mythe de l’homme providentiel avec le général de Gaulle qui a pris le rôle du sauveur de la France en situation de crise. La constitution écrite à ce moment-là donne énormément de pouvoir à l’exécutif au détriment du législatif. Le poste de président de la République dispose d’énormément de pouvoir ce qui incite à ne pas le confier à n’importe quel-le homme ou femme. D’autre part, la présence d’un système médiatique fort fait de la question de la personne une question déterminante au vu de son fonctionnement actuel. Il y a de nombreux enjeux cruciaux autour de l’image du ou de la candidat-e : prestation, art oratoire, physique, ethos… Pour les médias, il y aura une meilleure audience avec un entretien « à la cool » ou un débat clash plutôt qu’avec un débat sur la pertinence du point 62, alinéa 8 dans un programme. Un candidat quel qu’il soit doit donc imposer son storytelling pour gagner la bataille médiatique et doit posséder ou acquérir de nombreuses compétences pour y parvenir.

Même si nous sommes opposés par principe à l’hyperpersonnalisation du pouvoir, nous la subissons de fait. Donc soyons honnêtes, nous devons nous adapter. Nous ne  pouvons pas (et ce n’est pas souhaitable) décider à l’aveugle uniquement sur des idées. Nous avons besoin d’avoir un sentiment de confiance sur le fait que la personne appliquera au mieux le programme présenté. Encore plus à gauche où les présidents s’en revendiquant ont généré un sentiment de trahison terrible qui divise encore aujourd’hui. La question de l’incarnation est donc primordiale et compliquée. Des personnes capables de mener de bout en bout une présidentielle, à qui nous pourrions faire éventuellement confiance, et qui seraient susceptibles de gagner, cela ne se trouve pas sous le pied d’un arbre.

Comment trouve-t-on un ou une candidat-e ? Deux cas de figure existent. il peut s’agir, soit d’une personne avec suffisamment d’influence et d’argent qui décide de jouer le jeu et se met en posture de présidentiable, soit, et c’est le plus fréquent, d’une personnalité politique déjà établie par son organisation qui se lance.

On comprend que cette question de l’incarnation cristallisera beaucoup d’enjeux dans une stratégie d’union. Les organisations politiques poussent fortement pour que le candidat soit la personne de leur écurie car il ou elle permettra à leur organisation d’être le centre de gravité du rassemblement. À cela s’ajoute la question de la confiance, car malgré les accords, il ne tient qu’à la personne nouvellement élue de les respecter entièrement ou non. En effet, ces accords n’ont pas de valeur légale. Renoncer à se présenter à une élection au profit d’une autre candidature est loin d’être un geste anodin car cela diminue la visibilité sur une campagne, sans parler de la question financière indispensable à la survie de l’organisation. Ce qui nous amène à notre deuxième obstacle.

L’union n’est jamais gratuite et désintéressée

C’est pourquoi dans la question de l’union, le sacrifice de ne pas présenter sa candidature doit être compensé. Ce qui se traduit généralement par des accords sur les législatives et des places au gouvernement en cas de victoire. Des postes qui permettront donc d’avoir de l’influence, que ce soit dans la visibilité parlementaire ou dans la création d’un gouvernement, diminuant de facto l’influence du camp de la personne élue. Plus il y a de composantes, plus il est compliqué de satisfaire les différentes organisations et leurs exigences. Et plus l’idéologie des différents partis comporte des points antagonistes, plus grand sera le casse-tête de la répartition. Sachant qu’évidemment, les partis réunis ne se découvrent pas non plus et ont une histoire commune parsemée de conflits, trahisons, etc. Donc, pour obtenir un consensus, il faut que toutes les parties donnent des gages de confiance forts les unes aux autres. Parce que la stratégie des larmes de crocodiles et la pétition/appel qui va souvent avec pour demander l’union, est juste une manipulation visant à faire porter à l’autre la responsabilité de la division. C’est déjà du rapport de force.

Une véritable union se construit dans le silence loin du bruit médiatique justement par respect et pudeur par rapport aux désaccords. Si ces derniers sont trop étalés sur la place publique, le ralliement d’une force à une autre sera alors perçu comme une humiliation avec pour implicite que les places ont été préférées aux convictions. Les premières négociations ne portent d’ailleurs pas tout de suite sur qui et comment gagner mais sur les bases d’un projet  politique initial. Le projet est différent du programme politique : le projet détermine les grandes lignes idéologiques et stratégiques ; le programme est l’application des mesures en cas de victoire. C’est d’abord le projet politique qui est déterminant pour la suite car il ne sert à rien de gagner si dès le lendemain de l’élection des antagonismes empêchent la gouvernance. La question du programme doit faire l’objet d’une démarche inclusive afin de permettre son appropriation par les militant-e-s, les experts, voire même des personnes de l’extérieur comme on a pu le voir avec la construction du programme de l’Avenir en Commun. Malheureusement, il est impossible de savoir si la motivation d’une organisation est le projet ou le prétexte pour placer son ou sa candidat-e, d’où la prudence et la fragilité des discussions. Les différents rapports de force sont inévitables sur des questions de poids électoral ou de financement qui seront déterminantes dans les choix programmatiques et de candidature. Cependant, la négociation doit aboutir à un accord dans lequel toutes les parties trouvent leur compte, il faut que cela puisse avoir un sens au regard de leurs idées politiques et sans que cela nuise au projet initial. Sans quoi, une ou plusieurs forces politiques préféreront faire une candidature, même dite de témoignage, qui leur semblera plus avantageuse dans leur développement, tant par rapport à l’aspect financier qu’à l’image renvoyée par rapport à leur base électorale.

Pour conclure, même si nous devons rassembler pour gagner, il ne suffit pas de le vouloir pour l’obtenir. En effet, derrière l’incantation se cache souvent la manipulation médiatique afin d’apparaître au centre du rassemblement tout en décrédibilisant celles et ceux qui refusent de suivre la dynamique imposée. Quelle que soit la démarche de rassemblement choisie (rassemblement dans un mouvement ou alliance d’organisations), il faut être lucides sur les enjeux, les réquisits, et sortir de toute hypocrisie moralisatrice pour espérer gagner un jour.

Vous aimez cet article ?

Newsletter