Tous dans le même bateau… En vogue la galère !

Quoique la grève actuelle soit majoritairement soutenue par la population (54 % selon L’Obs du 15/12/2019), il parait tout de même utile d’essayer d’en finir une bonne fois (si seulement !) avec la rhétorique de la grève comme prise d’otage. Une publication parue récemment sur Facebook m’a semblé bien représentative du discours antigrève traditionnel.

La lutte des classes est un fait

Notre entrepreneuse se plaint de « ceux qui veulent maintenir la lutte des classes alors qu’on est dans le même bateau. » On connaît la chanson : haine, violence, ressentiment du peuple paresseux, jaloux de la richesse de ceux qui ont réussi alors que ces derniers ont beeaaauuucoup travaillé pour avoir leur belle situation.

L’idéologie dominante, qui n’a pas intérêt à ce que ce rapport soit compris pour ce qu’il est, a intérêt au contraire à promouvoir l’image d’un corps social pacifié où toutes les bonnes volontés devraient construire ensemble plutôt qu’adopter une logique d’affrontement. C’est d’ailleurs un des moindres paradoxes de notre civilisation que ceux qui se battent pour la solidarité se revendiquent de la lutte (« manifestants, zadistes, gilets jaunes = mal, guerrier, méchant, en colère, casseurs ») et que ceux qui effectivement pratiquent la lutte acharnée contre l’humain, détruisent écosystèmes et vies plaident pour le « dialogue », la « concertation ». Selon cette vision idyllique à laquelle certains ont la simplicité de croire, les intérêts de tous convergent et les protestations n’émanent que de fauteurs de troubles, râleurs, jamais contents qui font grève à tout bout de champ. Leur colère est dénommée « grogne » par les médias. Voilà le problème : les Français sont grognons.

Pourtant, la lutte des classes n’est pas un sentiment d’agressivité d’une partie de la population contre une autre. Ce concept décrit un rapport de force observable, factuel. On connaît la fameuse boutade de Warren Buffet, milliardaire américain, qui pour le coup ne prend pas la peine de cacher son agressivité satisfaite : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. » Voilà qui recadre les choses dans un temps où cette expression passe pour un reliquat marxiste complètement dépassé et où l’on prétend que la chose elle-même n’existe pas.

Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas Marx qui l’a inventée mais des auteurs libéraux du XIXe siècle. Dans les théories qui ont suivi son élaboration, on analyse déjà l’antagonisme qui divise le corps social en deux grandes classes aux intérêts opposés : l’une produit la richesse et paye l’impôt (le tiers-état), l’autre est oisive et consomme l’impôt (la noblesse).

Après la Révolution de 1789, la bourgeoisie, qui appartenait au tiers-état s’est émancipée de la noblesse. Après bien des rebondissements et des retours en arrière, c’en est fini de la société d’ordres et c’est l’égalité des citoyens face à la loi. Tout le monde est libre d’entreprendre et de devenir Bill Gates. Nous ne sommes plus assignés à une quelconque classe sociale. L’élévation d’un individu, en richesse financière, culture, position sociale, n’étant plus limitée par la loi, l’individu est responsable de sa réussite ou de son échec. C’est sur la méritocratie que repose la justification morale de notre système économique et social.

Mais pour appartenir à la classe dominante, il faut du réseau et du capital. Or assiste dans nos sociétés actuelles à une reproduction massive des inégalités que prouvent toutes les études. Que ce soit sur le nombre d’ouvriers présents à l’Assemblée nationale, sur les résultats comparés des enfants de cadre ou de petits employés à l’école, de l’espérance de vie des uns et des autres. Selon que l’on naît dans une famille riche (financièrement et culturellement) ou que l’on naisse dans une famille démunie de ces différentes formes de capital (financier, symbolique, culturel), malgré la liberté théorique des conditions, on n’a pas le même destin. Postuler que nous sommes libres et égaux dans une société comme la nôtre, c’est postuler l’égalité d’un handicapé moteur et d’un athlète qui feraient la course en partant de la même ligne de départ.

Exploitants-exploités

Le statut salarié

Les capitalistes (ou « bourgeois ») forment une classe dominante qui, du fait de sa possession d’un capital, dispose des moyens d’embaucher des travailleurs à son profit. Le prolétaire, dépourvu de capital, doit vendre ce qu’il a, sa force de travail, pour survivre.

Les intérêts de ces deux parties sont divergents : le capitaliste veut que le salaire soit le plus petit possible pour engranger le maximum de profit, alors que le salarié veut évidemment un salaire le plus important possible. Cette divergence d’intérêts amène donc à une  « négociation ». Mais dans cette négociation, le rapport de force n’est absolument pas égal : le capitaliste a les moyens d’attendre. Sa survie matérielle n’est pas en cause. En revanche le prolétaire doit bien manger tous les jours. Or il n’a pas d’avance sur son compte en banque. Être salarié c’est donc contracter un rapport de subordination où, légalement, il y a liberté de contracter ou non, mais où la liberté du salarié est assez hypocrite et illusoire puisque la question de sa survie matérielle est en jeu. Évidemment, le statut de salarié ne se vit pas de la même façon selon que l’on est cadre très qualifié dans un domaine en plein essor ou ouvrier dans un secteur déprimé qui délocalise. Il n’en reste pas moins que le cadre hautement qualifié et l’ouvrier sont du même côté de la barrière : ils dépendent du chantage à l’emploi, particulièrement pénible en temps de chômage de masse.

On voit donc à quel point la rhétorique de la négociation est mensongère. Elle a permis de faire accepter la destruction d’un code du travail qui visait à protéger les salariés de cette inégalité fondamentale sous-tendant le rapport salarié/employeur.

Présenter les salariés comme des privilégiés est donc extrêmement hasardeux vu qu’ils sont en permanence à la merci de ce rapport foncièrement inégal et que les politiques actuelles ne sont pas en leur faveur.

Le statut indépendant : le rêve d’être son propre patron

Le statut d’indépendant recouvre des réalités socio-économiques très diverses. On trouve dans cette catégorie la classe intermédiaire qui n’appartient ni à la haute bourgeoisie, ni aux prolétaires : la petite bourgeoisie. Ses membres ont un peu de capital. Assez pour monter leur affaire, être leur propre patron voire les patrons de quelques employés (artisans, petits commerçants), ou pour faire des études longues et exercer des professions libérales. Il est inévitable que cette petite bourgeoisie se paupérise du fait de la politique néolibérale de libre-concurrence et de la logique même du capitalisme à la concentration : les petits ne peuvent remporter la course à la concurrence (par ailleurs déloyale) avec les grands groupes. Mais le statut d’indépendant (ou auto-entrepreneur) est aussi un recours de plus en plus fréquemment adopté par des personnes sans aucun capital qui peinent à trouver un emploi salarié. Subi ou souhaité, ce statut semble répondre au mythe engageant vanté par le capitalisme du self-made man, de l’entrepreneur qui prend des risques. Pourtant, sans aucune des sécurités qu’offre le salariat, c’est sans doute un des statuts les plus précaires qui existe.

Salariés et travailleurs indépendants sont du même côté dans la lutte des classes

Que ce soit chez les salariés ou chez les indépendants, la diversité des situations socio-économiques, des conditions de vie ou de travail produisent des sentiments très différents vis-à-vis de la « lutte des classes » et de l’idéologie néo-libérale. Il y a peu de rapport, dans le statut des indépendants, entre un livreur à vélo Delivroo, un avocat, un paysan, un patron de restaurant, etc. De même que le statut des salariés ne se vit pas de la même façon selon qu’on est chirurgien salarié d’une clinique privée ou aide-soignant à l’hôpital. Cette diversité tend à masquer l’union d’une classe sociale qui est pourtant la même au regard de la lutte des classes. Alors qu’un livreur à vélo, tout patron de son auto-entreprise qu’il soit, sait bien qu’il fait partie des exploités, un patron dont la petite affaire marche bien aura tendance à se solidariser dans le discours avec la haute bourgeoisie alors qu’il est bien loin d’y appartenir et de partager ses intérêts.
D’où un discours antigrève chez les moins maltraités des salariés et parmi les membres d’une petite bourgeoisie qui ne se rend pas compte qu’elle est « dans le même bateau » que les grévistes et non pas dans celui des capitalistes. Fière de construire une boite, d’entreprendre et d’embaucher, comme les grands patrons, elle ne pourra empêcher que le petit commerce se meure de la grande distribution, ni que la population dans son ensemble se paupérise, réduisant d’autant sa clientèle. Cependant, au lieu d’accuser le système capitaliste, sa logique, les traités européens, la mondialisation sauvage, elle s’en prend à ceux qu’elle estime un peu mieux traités qu’elle. Les fonctionnaires, première bête noire, les salariés, ces saligauds trop protégés. Elle ne voit pas que les responsables du dysfonctionnement global du système de l’emploi, des services publics, de la répartition des richesses, de la progressivité de l’impôt et des politiques fiscales, ce ne sont vraiment pas les salariés. Et c’est là que réside l’erreur profonde : s’en prendre à ceux qui ont aussi des conditions de vie difficiles, qui se battent pour survivre au lieu de voir quels sont les véritables responsables.

Les dissensions à l’intérieur du camp des dominés entre ceux qui sont le plus ou moins à l’aise profitent aux véritables gagnants. Le vaste fourre-tout de la classe moyenne donne aux uns et aux autres la possibilité de se comparer à celui qui a un peu plus, qui est un peu mieux que le voisin et donne une excellente raison de ne pas se réunir. Quel rapport, apparemment entre un ouvrier dont l’entreprise vient de fermer et un ingénieur de l’aéronautique, une caissière de chez Carrefour et un chef de département d’une université ?
Il y a urgence en effet à ce que les différentes classes sociales hors haute-bourgeoisie, paysans, professeurs, commerçants, ouvriers, salariés, ingénieurs, etc. prennent conscience que l’intérêt de l’humanité réside dans leur cohésion.

Le salariat constitue un progrès par rapport au travail indépendant

Le salariat, du fait de l’organisation entre eux des travailleurs en syndicats etc. constitue en fait, malgré le rapport de subordination qui soumet les employés à un patron, un statut en réalité plus enviable que celui du travailleur indépendant. Être salarié est sans doute souvent plus facile que d’avoir sa propre boîte. Le discours des petits entrepreneurs qui galèrent entre taxes, impôts, horaires étendus est fondé. Leur vie n’est pas facile. Le travailleur indépendant est livré à la concurrence tous azimuts : avec les grands groupes du Cac 40 et avec les petits magasins du coin.
À l’inverse les salariés partagent les mêmes intérêts pour la défense d’un droit du travail qui garantisse des revenus et conditions de travail décents. Même si on cherche à exciter leur rivalité, avec les pauvres 3 % d’entre eux qui bénéficient de « régimes spéciaux » (on se demande pourquoi tout le monde ne devient pas cheminot si c’est si pépère que ça), pourvu qu’ils sachent organiser le rapport de force et le remporter, les salariés sont mieux lotis.
C’est pourquoi on peut comprendre que le statut de salarié et la possibilité de faire grève qui lui est attaché puise susciter de la jalousie de la part de ceux qui n’en bénéficient pas.

Les acquis sociaux profitent à tous et ont toujours été le résultat d’une lutte

Mais justement, ils sont plus à même d’entrainer des progrès sociaux pour tous et à tenir tête à l’oligarchie capitaliste. Toutes les conquêtes sociales sans exception, ainsi que la démocratie, qui profitent à tous, sont le fruit de combats de travailleurs, de mouvements sociaux, voire d’insurrections. Ça ne s’est jamais passé pacifiquement. Ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique ne s’en sont jamais dessaisis à moins d’y avoir été forcés. Si ces combats sociaux n’avaient pas eu lieu, les enfants travailleraient encore, nous n’aurions pas de retraite du tout, nous travaillerions tous douze heures par jour, il n’y aurait pas de congés payés.
Ce que défendent les grévistes concerne la société dans son ensemble : des services publics de qualité. Les petits entrepreneurs sont aussi des usagers de l’hôpital public, de l’Éducation nationale, des transports, de la poste. Ils sont donc impactés par ces politiques. Peut-on vraiment penser que les aides-soignants, les infirmiers qui font grève sont des privilégiés ? Que les enseignants qui dénoncent la dégradation de l’éducation descendent dans la rue pour le plaisir et leurs privilèges ? Les gens ne font pas grève par plaisir, ils se mettent dans des situations financières très difficiles. Les régimes spéciaux ne concernent que 3 % de la population et parmi cette catégorie, une partie des grévistes ne se bat même pas pour sa génération mais pour les suivantes.

Et oui, la grève gêne. Une grève ne se gagne pas si elle ne gêne pas. D’ailleurs c’est bien la preuve que le dialogue social est du flan. À moins de bloquer on n’aura pas la moindre concession de la partie adverse.

Une économie néolibérale délétère pour tous : les alternatives sont non seulement crédibles mais surtout urgentes

Sans rentrer le détail de la réforme, repousser l’âge de la retraite à 64 ans alors que le chômage est considérable et qu’à la cinquantaine il est d’une difficulté énorme de retrouver du travail est une absurdité. On agite le chiffon rouge du déficit (de 1 % selon les prévisions du Conseil d’orientation des retraites), en fait provoqué par les exonérations de cotisations sociales non compensées et les suppressions de postes de fonctionnaires, pour pouvoir remplacer progressivement la retraite par répartition par la retraite à points et satisfaire ainsi le patronat, la Commission européenne, et le secteur privé qui cherche à s’emparer de ce juteux secteur. Comme dans le service public : première étape : on fait tout pour détruire ; deuxième étape : on clame que le public est tout pourri ; troisième étape : on confie l’affaire au privé. Avec les conséquences que l’on sait à la Poste, par exemple, sur la qualité du service et les conditions de travail des employés.

La prétendue nécessité des réformes engagées depuis des années ne s’explique que par un aveuglement idéologique présenté comme du bon sens et une soumission à une concurrence mondiale à travers les traités européens délétères présentée comme une fatalité. L’État est aux mains des financiers avec cette nouveauté que les « élites » qui nous gouvernent ne se donnent même plus le mal de cacher leurs conflits d’intérêt, ni le pantouflage permanent entre le public et le privé.

Ne pas voir le projet global, c’est avoir des œillères. Casse du code du travail, casse du service public, le projet gouvernemental c’est de retirer tous les freins à une politique libérale. Le but est de tout privatiser. Des intellectuels dont le moins que l’on peut dire c’est qu’ils ne sont pas marxistes nous alertent. Du sein même du système capitaliste financiarisé s’élèvent des voix pour sonner l’alarme. Notre système n’est pas durable ; la surproduction mène à la destruction des écosystèmes. Il faut en finir avec le productivisme : d’un côté des gens qui crèvent de faim, d’un autre des tonnes de nourriture gaspillées. La production doit être raisonnée, répondre à une demande, être équitablement répartie, respecter l’environnement et le caractère limité des ressources terrestres. Il faut pour cela sortir d’un système économique qui repose uniquement sur la surexploitation des énergies carbonées.

Évidemment, pour comprendre les alternatives et vérifier leur crédibilité et le prodigieux espoir dont elles sont porteuses, il faut sortir des discours mainstream dont les médias traditionnels nous abreuvent. Il faut peut-être prendre au sérieux le discours des opposants invités sur les plateaux télé pour servir d’idiots utiles et être tournés en dérision par les chiens de garde. Il faudrait prêter de l’attention à leur discours et puis aussi aller chercher de l’information ailleurs : chez ceux qui portent des alternatives là où le discours néolibéral nous scande qu’il n’y en a pas. Les idées du mouvement social pour redresser le pays et permettre aux gens de vivre et non plus seulement de survivre ne sont pas irréalistes. Le discours néolibéral voudrait nous faire croire qu’il a le monopole du pragmatisme, du sérieux. Mais le trader en costard cravate est mille fois fou et plus dangereux que le zadiste échevelé.

Le mouvement social n’est pas un mouvement négatif ; il se bat pour. Économie sociale et solidaire, protectionnisme raisonné contre la mondialisation folle et la concurrence sauvage, décroissance progressive contre le productivisme d’un capitalisme totalement opposé à la préservation des écosystèmes et qui met la vie humaine sur terre en péril, pour une réorganisation du mode de production, pour l’économie des communs, pour une redéfinition anthropologique du travail. A quoi dit-on oui quand on dit non ? À la solidarité, à l’espoir d’une société meilleure.

Et je finirai sur la ritournelle des manifestations Gilets jaunes :

« On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous on est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, nous on est là. »

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