VIVRE SANS, Institutions, police, travail, argent…

Essai de Frédéric Lordon

La Fabrique, 4 octobre 2019, 304 pages, 14 euros
espace

L’auteur

Frédéric Lordon est directeur de recherches au CNRS.
Derniers ouvrages parus : Imperium. Structures et affects des corps collectifs (La Fabrique, 2015), La condition anarchique (Seuil, 2018).

Table des matières

L’enfer des institutions
1. Se porter à la hauteur de l’époque (12-14)
2. Les institutions vues du dedans : c’est l’enfer (15-28)
3. Les institutions vues du dehors : c’est l’enfer (18-23)
4. Pouvoir différer à nouveau (23-28)
5. Styles et inclinations de la pensée (28-32)
6. De nouveaux régimes d’énonciation? (virtuoses et grand nombre) (32-38)

Philosophies de l’antipolitique (intermittences, virtuoses, amitié, destitution) — 39
1. Antipolitiques – Sous l’imaginaire du « vivre sans », une contestation philosophique (41-44)
2. Deleuze et les « devenirs sans avenir » (44-50)
3. Rancière : rareté de la politique (50-54)
4. Badiou : le sujet politique comme sage spinoziste (54-62)
5. Agamben : douleur de l’être-séparé (62-69)
6. Malheur de la vie dans les dispositifs (69-75)
7. Suspendre la puissance? (75-86)
8. Suspension, geste et style : une politique pour virtuoses (86-93)
9. Faux problèmes de l’« authenticité » (93-97)
10. Les apories de la destitution (la multitude ne suspendra pas sa puissance) (98-105)
11. Nécessité et généralité du fait institutionnel (105-115)
12. La « communauté qui vient », ou la communion des saints (115-118)
13. Quelle « amitié » ? (119-123)

L’État : à prendre ou à laisser ? — 125
1. La ZAD : une gouvernementalité qui s’ignore (130-137)
2. De la police là où on croit qu’il n’y en a pas (137-147)
3. Malédiction de la police dans l’État du capital (147-157)
4. Des questions de forme (157-163)
5. L’État, entre abjection policière et attraction électorale (163-172)
6. Une expérience de pensée : soit un gouvernement de gauche… (173-178)
7. Le « point L » (178-190)
8. Dialectique du constituant et du constitué (190-197)
9. Méditer la Révolution culturelle (197-212)
10. À la recherche des états politiques mésomorphes (221-215)
11. Les intellectuels planqués dans les « cabanes » (215-219)

Sans travail? sans argent? (« sortir de l’économie ») — 221
1. En finir avec le travail (la solution de la ZAD) (223-228)
2. En finir avec le travail (la solution de Friot) (228-234)
3. Division du travail, échange marchand, argent (moins faciles à rembobiner) (234-240)
4. Un autre régime de division du travail (240-245)
5. Modifier nos normes matérielles (qui peut quoi ?) (247-254)
6. Entre décrochages individuels et mouvement de masse (254-259)

En finir (avec la politique ? avec la civilisation?) — 261
1. Critique de la critique de la totalisation (il y en aura) (265-269)
2. Critique de la critique de la fixation (malheur à qui voudra toujours tout défixer) (269-273)
3. Les institutions comme cristaux liquides (273-277)
4. « La possibilité continûment diffamée » (apories de la voie néo-orphique) (277-285)
5. L’irréductible « vivre avec » : la finitude (285-287)

Résumé

« Vivre sans », un imaginaire fertile et légitime

À travers l’expression « vivre sans », Frédéric Lordon décrit une aspiration à une sortie de ce qui structure nos sociétés : institutions, police, travail, argent. Cet imaginaire, extrêmement fort dans la gauche actuelle, touche des catégories sociales inattendues : « cadres supérieurs », « banquiers désorientés », « médecins poussés à bout ». Il est d’autant plus légitime et « à la hauteur de l’époque » que les formes actuelles des institutions en régime capitaliste sont particulièrement insupportables. Cependant, les institutions ont de quoi rebuter par leur nature même. Dans le chapitre I, « L’enfer des institutions », Lordon relève leur tare structurelle : « La division fonctionnelle du travail s’y double immanquablement d’une division politique du pouvoir. »1 Du fait de cette division, l’institution est condamnée à « une sorte de dévoiement systémique »2. Le dégoût moral légitime provoqué par les institutions se traduit par un rejet radical et une recherche éthique de « vivre autrement » dont témoignent les expériences militantes concrètes qui engagent la forme de la vie entière que sont les ZAD, Scop, squats, etc.

Les limites de cet imaginaire

Mais si Lordon reconnaît la légitimité, la richesse et l’importance de l’imaginaire du « vivre sans », il analyse ensuite ses limites s’il est conçu comme facteur, à lui seul, de renversement de l’ordre capitaliste. Dans le chapitre II, il montre en quoi cet imaginaire repose en fait sur une pensée antipolitique : la politique par l’éthique ne s’adresse qu’à des marges de la population et non aux grands nombres ; elle n’est pas généralisable. Elle est donc réservée à des modèles rares, des « virtuoses ». Or la transformation sociale repose sur une mobilisation du grand nombre. La politique par l’éthique mène donc à une impasse. De la même façon, une politique qui n’envisage que les moments exceptionnels est une antipolitique (antipolitique de l’intermittence). Le devenir chez Deleuze, le moment de la « vraie politique » chez Rancière, celui de la destitution chez Agamben, ou l’événement chez Badiou pensent le moment de la destitution sans en envisager l’après et la reformation sous une forme ou une autre du pouvoir.

En effet, et c’est l’idée centrale du livre, le « vivre sans » est un mythe. Élargissant la définition du terme institution, Lordon montre que le fait institutionnel est inséparable du collectif, qu’il ne peut exister de corps politique sans fait institutionnel. En passant par le détour de la philosophie spinoziste, il définit l’institution comme « toute manifestation de la puissance de la multitude » (p. 105). « L’institutionnel est le mode d’être même du collectif. » (p. 107) Le vertical se recréant donc systématiquement, ne pas comprendre l’inévitabilité de l’institutionnel c’est en récréer sans le maîtriser3. La question se déplace donc ; il ne s’agit pas de savoir si oui ou non on veut des institutions mais lesquelles, pour réduire au maximum la capture de l’autorité du collectif. Les expériences alternatives ont de la valeur dans la mesure où elles questionnent les formes que prennent les institutions et en envisagent d’autres. En ce sens elles peuvent être émancipatrices, mais elles ne libèrent pas du fait institutionnel lui-même. Toute tentative pour corriger ou dépasser les formes actuelles des institutions doit donc prendre en compte la nécessité que se recrée sous une autre forme, de l’institution.

Une fois cela posé, Lordon passe en revue les diverses institutions avec lesquelles il faudrait « en finir » pour montrer à la fois la légitimité de la contestation de leurs formes actuelles et simultanément les impasses et impensés du « vivre sans ».

Vivre sans État ?

Dans le chapitre III, « L’État : à prendre ou à laisser », il différencie la souveraineté en tant que puissance du collectif qui s’exerce nécessairement sur les individus composant ce collectif (l’imperium) du phénomène de capture de cette puissance dans des appareils séparés. Il n’est pas obligatoire que la puissance du collectif se fixe dans une institution telle que l’État4. En revanche, il est nécessaire qu’elle s’exerce5. Il analyse donc la ZAD comme « une gouvernementalité qui s’ignore » dotée de normes qui font autorité. Il y a ainsi une police de la ZAD, qui fonctionne très différemment de notre police capitaliste, mais qui n’en reste pas moins une police6. Plus les institutions sont formelles et séparées (médiées), plus elles font l’objet d’une capture. Dans une ZAD, « l’imperium s’exprime immédiatement – sans médiation ». Sans nier la source d’inspiration que cela peut représenter, Lordon remarque que ce genre de collectifs, à institutionnalisation faible, sont dotés d’une hétérogénéité forte du point de vue des valeurs et du projet commun et qu’il en va autrement des collectivités nationales7. L’enjeu, pour déjouer la capture des institutions, réside donc dans une dialectique entre le constituant et le constitué8.

Quant à la question de savoir comment renverser l’État capitaliste actuel, Lordon pense que la multiplication des « isolats alternatifs » n’y conduira pas : un décrochage généralisé est tout à fait improbable ; à supposer qu’il soit crédible, ces isolats seraient réprimés9. Enfin, la division du travail l’empêche10. Comme la seule puissance déjà constituée de taille à affronter la puissance du capital est l’État, il faut conquérir l’État ; or l’Etat est contrôlé par ce même capital qui sabotera toute tentative électorale de prise du pouvoir11. Il s’agit donc d’adopter une politique macroscopique qui rallie les masses : « Une mobilisation durable des masses pour tenir tête aux détenteurs du pouvoir financier est donc nécessaire ». (p. 189)

Vivre sans travail ? sans argent ? (« sortir de l’économie »)

La proposition de « sortir de l’économie » n’a aucun sens dans la mesure où les êtres humains ne pouvant subsister de manière solitaire, ils s’organisent en collectifs et où l’économie est précisément « l’ensemble des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle collective » (p. 225). Cependant, de même qu’on peut remettre en question la forme que prennent les institutions politiques, la remise en question du travail sous sa forme capitaliste est extrêmement souhaitable. Lordon expose les intérêts du système Friot. D’abord, la proposition du salaire à vie (rémunération de tous liée à la personne indépendamment de sa contribution) repose sur une vision anthropologique humaniste12. Par ailleurs, ce système consiste en un approfondissement de ce qui existe déjà (cotisation sociale). Enfin, il préserve un degré important de division du travail en la dotant de nouveaux rapports de production13. Lordon considère qu’il est impossible de sortir complètement de la division du travail. Bien qu’il puisse être souhaitable de la diminuer, le projet de la remettre en question supposerait un tel renoncement au confort matériel que là encore cela serait réservé à un petit nombre. Or la division du travail implique l’échange marchand donc la monnaie14. L’argent, « devenu une sorte de métonymie du capitalisme » n’est néfaste que dans l’usage que nous en faisons : « La violence de l’argent c’est notre violence, la violence de notre désir, désir acquisitif, pronateur. De ce désir violent l’argent n’est qu’une mise en forme. » (p. 240) Encore une fois l’importance de l’échelle macroscopique est soulignée. Contre la mondialisation libérale, les décrochages individuels ne suffiront pas même s’ils préparent la suite. Ainsi, il signale que l’expérience Lip est un horizon à atteindre mais que « faute d’institutionnalisation juridique, donc au niveau macro-social, rien n’a été plus simple au pouvoir que de tuer Lip. » (p. 258)

En finir (avec la politique ? avec la civilisation?)

Dans le dernier chapitre, Lordon envisage les soubassements philosophiques qui sous-tendent la « pensée de la destitution » pour montrer les apories sur lesquelles débouchent le « vivre sans » si l’on suit sa logique jusqu’au bout. Il passe en revue les différents refus synthétisables sous l’expression « en finir avec la politique, la civilisation » : le refus de la totalisation, de la fixation et de la séparation. Le refus de la totalisation explique les paradoxes du localisme et du rejet de l’échelon national : « [S]e déclarer ennemi de la totalité est une singulière position si l’on rapporte la catégorie à sa relativité fondamentale15. Ainsi du prétendu dépassement européen de la nation, qui ne dépasse évidemment rien du tout : il ne se propose que de redéployer la même totalisation de type national à une échelle étendue (…) Idem quand on regarde “en dessous” au lieu de regarder “au-dessus”. L’affirmation des “fragments” régionaux ou sub-nationaux fait immédiatement saillir des revendications “fragmentaires” d’échelles inférieures. » Lordon recourt aux travaux de Lacan pour montrer que l’opération mentale par laquelle nous nous saisissons comme un tout (un in-dividu = indivisé) est une fiction nécessaire (« un mensonge vital »). Il en va de même pour les communautés politiques. Ce qui amène au deuxième rejet : celui de la fixation, indissociable de la totalisation. La fixation (des institutions, du sens) est à juste titre perçue comme délétère. Cependant, pour vivre l’être humain que ce soit au niveau individuel ou collectif a besoin de sens, donc de fixation. Une rupture permanente mène à la folie. « [C]ouper les chaînes signifiantes, c’est se remettre au contact de ce fond que j’appelle la condition anarchique, en effet le fond de non-sens de l’existence humaine, auquel on ne laisse faire résurgence que pour décrocher un sens provisoire et en accrocher aussitôt un autre de remplacement – le grand décrochage de tout, c’est “le non-sens et la mort”. » (p. 277) Tout collectif (et les êtres humains vivent en collectif) produit du sens, de la valeur, et cela de manière arbitraire. Toute institution (et le collectif produit nécessairement de l’institution) fixe un sens. Contestable et contesté. C’est finalement l’arbitraire et le mensonge sur lequel repose tout collectif que refuse la pensée de la destitution dans ses derniers développements (refus de la civilisation). La seule chose qu’on puisse tenter c’est de créer des formes qui prévoient la possibilité de défixer le sens. Ainsi Lordon conclut sur une invitation à garder le meilleur du « vivre sans » tout en renonçant au mythe de la « forme-miracle ». Impossible de ne pas citer la dernière phrase : « Vouloir à toute force vivre sans, c’est méconnaître que la vie humaine est placée sous un “vivre avec” fondamental, ontologique, irréductible : avec la finitude. » (p. 287)

1 Frédéric Lordon, Vivre sans, p. 15.

2 Op. cit., p. 17.

3 D’où les impensés de l’horizontalisme et du citoyennisme.

4 « Ce “faire-autorité” générique est exposé à toutes les captures dans un appareil séparé – et alors nous avons affaire à l’État, ou à des institutions (au sens usuel du terme). Mais ça n’est là qu’un “second temps” qui ne doit pas effacer la différence conceptuelle entre deux sens hiérarchisés du mot “souveraineté” : la souveraineté en un sens onto-anthropologique (l’autorité du social), la souveraineté en un sens politico-institutionnel (le pouvoir des appareils), le second dérivant du premier par capture mais ne l’épuisant pas. » p. 134

5 « Se proclamer “ingouvernables” n’empêche pas qu’on est toujours gouverné. Et la seule question intéressante, ça n’est pas de l’être ou de ne pas l’être, mais par qui et comment. Or la réponse à cette question se joue dans le concret des agencements. C’est là le lieu de la vraie discussion. » p. 137

6 « Et c’est bien en effet la caractéristique première de la vie en communautés : que la légèreté des institutions formelles s’y paye du prix que l’enforcement des règles s’opère de la constante surveillance de chacun par tous. » p. 154

7 « Chiapas et Rojava, à la lumière de la RC, apparaissent comme des antidotes –pour le coup méditer les réussites, c’est bien aussi. L’erreur cependant, serait d’en faire des expériences immédiatement transposables, détachées de leurs conditions locales de possibilité, très particulières, et en fait peu reproductibles – ce qui ne veut en aucun cas dire qu’il n’y a rien à en tirer pour nous. » p. 213

8 « Sans jamais pouvoir atteindre l’idéal fantasmatique de la parfaite transparence-maîtrise, il est certain en tout cas que l’autonomie, en un sens très général, se joue dans l’activité continuée de la puissance constituante, ou plutôt, car, conceptuellement, la puissance constituante est toujours active –le pouvoir constitué en est l’émanation ! –plutôt, donc, dans l’activité particulière de saisie continuée du pouvoir constitué par la puissance constituante. » p. 196

9 « On peut bien rêver à une échappée “par les cabanes”, le pouvoir leur fera la chasse si elles ne sont pas insignifiantes. » p. 171

10 « On peut consentir à une réduction considérable de son niveau de vie matérielle dans une ZAD (demandons-nous tout de même combien sont prêts à vivre dans des cabanes ou dans la boue…), mais pas au point de s’affranchir complètement de la division du travail, en l’état sous la gouverne du mode de production capitaliste. Si la désertion de certains a pour condition de possibilité cachée que certains autres, en fait la plupart, en soient interdits et demeurent dans le capitalisme à produire les choses auxquelles nous ne pouvons pas renoncer, je ne pense pas que ça fasse une solution satisfaisante. » p. 171

11 « Voilà à mon avis une circonscription du problème d’ensemble – définie sur deux fronts opposés : et contre ceux qui ont d’emblée rayé toute idée de faire quelque chose avec l’État, et contre ceux qui persistent à y voir un simple outil, offert à la conquête dans la forme de l’élection “démocratique”. » p. 172

12 « Être à la société » (comme on dit être au monde), c’est en soi apporter la société, tel est le postulat onto-anthropologique du “salaire à vie”. [Contre l’objection : ils ne feront rien] le conatus est fondamentalement élan d’activité, élan de faire quelque chose. »  p. 233

13 « Nous retrouvons la question décisive de l’échelle. Car la “révolution Friot”, elle, en tant qu’elle est macroscopique, peut en principe refaire instantanément les rapports sociaux sous lesquels s’effectue la division du travail dans son entier : on hérite de l’état de la spécialisation technique capitaliste, mais on le recouvre d’un coup de nouveaux rapports de production, ceux de la propriété d’usage et du salaire à vie. » p. 236

14 « On ne reconstitue pas toute la division du travail avec un système d’échange de cours d’anglais contre coupe de cheveux. L’acquisition de biens complexes, dont la production a nécessité la composition d’un très grand nombre d’opérations donc l’intervention d’un très grand nombre d’opérateurs, entrera difficilement dans quelque système de don/contre-don qui ne peut s’organiser ça un tel niveau de multilatéralité. La profondeur de la division du travail correspond à un très haut degré de multilatéralisation des complémentarités, et c’est bien ici que l’échange monétaire montre sa force : dans sa capacité à soutenir de manière décentralisée une configuration de complémentarités aussi complexes. » p. 243

15 C’est moi qui souligne.

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