« Après la privatisation du monde »

Une conférence de Gaël Giraud

Mardi 8 janvier 2019

Au lieu unique, à Nantes

Les mardis de l’IEAoLU

Gaël Giraud, chef économiste à l’Agence française de Développement et directeur de recherche au CNRS, docteur en théologie catholique. Ancien élève de l’École normale supérieure (rue d’Ulm), diplômé de l’ENSAE, titulaire d’un doctorat de mathématiques appliquées de l’École polytechnique, professeur d’économie à l’École nationale des Ponts et Chaussées et directeur de la Chaire Énergie et Prospérité. Il a publié une quinzaine d’articles de recherche dans des revues académiques anglo-saxonnes en économie et quatre ouvrages dont La Théorie des jeux (Flammarion, 2005), et Illusion financière (Les Éditions de l’Atelier, 2013).

Commentaire

Pour aborder l’économie des communs, je voulais commencer par cette conférence qui adopte une perspective historique : l’origine de la catégorie des communs dans son articulation avec les catégories du public et du privé depuis le droit romain, ensuite reprises par le christianisme dont les diverses interprétations ont eu une influence déterminante sur notre histoire politique. Cette conférence permet de comprendre les soubassements idéologiques au fondement des institutions (souveraineté politique, question de la propriété des biens) qui ont favorisé l’émergence de notre modernité politique. 

Résumé

Retranscription libre des propos du conférencier (reprises des termes exacts ou reformulation).

Constat sur notre époque. Nous faisons face à une crise écologique majeure, des inégalités sociales en hausse partout (sans réduction des inégalités entre pays) et une crise de la représentation politique (Gilets jaunes).

La question des communs et la définition des différentes catégories de biens apparaissent comme un enjeu politique majeur pour apporter des pistes de solutions.

La vision économique dominante depuis les années 50 véhicule des idées fausses qu’il faut combattre. Elle établit une séparation nette et simple entre deux catégories de biens : les biens publics (relevant de l’Etat) et les biens privés (relevant de la sphère marchande). En fait il existe des biens qui ne sont ni privés ni publics. Par ailleurs la catégorisation des biens, loin de relever de la nature, est une question éminemment politique.

Elinor Ostrom économiste américaine (prix dit Nobel d’économie en 2009), en prenant en compte deux critères : la consommation exclusive ou non, l’accès régulable ou non, ajoute aux catégories bien connues public/privé, les catégories suivantes : les biens communs et les biens à effet club ou tribaux. Les biens communs font l’objet d’une consommation exclusive (comme les biens privés) mais d’accès non régulé (comme les biens publics). Les biens à effet club d’une consommation non exclusive (comme pour les biens publics) mais l’accès peut être régulé (ils sont liés à une tribu, un clan, un club).

  exclusif non-exclusif
  accès régulé    biens privés  biens communs
  accès non-régulé    biens à effet club  biens publics
Les différentes catégories de biens

Le type de bien le plus ancien dans l’histoire de l’humanité est celui du commun.

La distinction public/privé remonte au droit romain qui établit une distinction entre quatre types de biens : la res communis (le « bien commun » qui concerne tout le monde et n’appartient à personne en propre), la res nullius (le « bien de personne », qui n’appartient à personne, choses sacrées, religieuses), la res publica (le « bien public » qui appartient à l’ensemble de la République), la res privata (le « bien privé »).

On trouve la trace des biens tribaux dans les lois barbares. C’est la catégorie qui prévalait avant la révolution grégorienne. Le cœur de ce droit est l’identité communautaire de la tribu. L’élément essentiel est l’identification de l’ennemi[1].

Le droit romain est redécouvert au XIe siècle avec la redécouverte du code justinien et la révolution grégorienne. 1075 : Grégoire VII réinvente la catégorie du public et crée le premier État européen moderne. Institution de l’Église construite comme un État avec un droit et un clergé (les fonctionnaires européens actuels sont les avatars ultimes de ce qui s’invente alors). Tous les États copient Grégoire.

La catégorie du commun continue à subsister en Europe à travers les communaux. La Révolution française puis le code civil napoléonien essayent de lui tordre le cou sans y parvenir complètement.

Époque contemporaine : tentative d’une énorme privatisation du monde. On essaie de tout transformer en marchandise (brevetage du vivant, notamment semences, vendues par la force par des multinationales, par exemple en Inde où on impose des règlementations, vague de suicides de paysans en Inde en 2009). La privatisation des ressources naturelles favorise la crise écologique. Face à cette privatisation du monde, on renoue avec le commun. Le rapport au monde comme commun est donc à la fois le plus archaïque (originaire) et le plus innovant. Exemple : copyleft, logiciels libres (utopie concrète). À l’Agence Française de Développement, ils constatent qu’il y a des biens dont la gestion en biens communs (dans un hybride commun/public) est infiniment supérieure aux gestions en public ou privé : eau potable, santé. (Des études menées sur des situations concrètes relèvent huit critères à respecter pour gérer de manière concluante des biens communs.[2])

On peut relire l’histoire politique en fonction de la catégorie qui a été favorisée.

Pour la communauté des chrétiens depuis l’origine deux théologies politiques sont possibles. Elles sont aujourd’hui en conflit, l’une permettant de penser les communs, l’autre non.

On peut analyser ces deux visions opposées à partir de deux textes de l’évangéliste Luc.

1/ la description de l’histoire de l’Église primitive (Actes des Apôtres 4, 32) : « La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une seule âme. Nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux. »

2/ le récit de l’ascension :

Après la Résurrection, les apôtres s’attendent à ce que le Messie occupe enfin le trône de David et chasse les Romains (qui occupaient la Palestine) et rétablisse un règne de justice. Jésus refuse d’occuper le trône et répond : « Il ne vous appartient pas de connaître l’heure voulue par le Père dans sa souveraineté mais un esprit, une force (dynamis en grec) vous guidera » (on l’interprète comme l’Esprit saint qui arrive avec la Pentecôte). Ayant dit cela, le Christ s’envole au ciel. Les apôtres regardent le ciel. Un ange arrive et leur dit que c’est en bas que ça se passe. Il les renvoie à leur vie quotidienne dans le monde.

Première interprétation :

Le fils est allé s’asseoir sur le trône du Père et il siège dans le ciel. Il règne sur le monde même s’il n’intervient pas directement. Il nous faut quelqu’un qui soit son lieutenant et jouisse d’une délégation de pouvoir. Une théologie de la représentation, une théologie glorieuse s’enracine ici. Celui qui aurait pu s’y asseoir sur le trône du pouvoir, c’est Jésus, mais il a laissé le trône vacant. Il lui faut un lieutenant. Il « règne mais ne gouverne pas ».

Deuxième interprétation :

Le Christ, invité par les apôtres, refuse de s’asseoir, laisse le trône vacant pour que nous puissions construire des figures du lien social, des figures du cœur nodal du pouvoir, insérées dans l’histoire dont aucune ne pourra prétendre être la figure absolue de la souveraineté puisque seul dieu en dispose et sa manifestation est renvoyée à la fin des temps (renvoi eschatologique). D’ici-là clair-obscur inconfortable. La dynamis inspire la créativité. Le christ ne règne pas, ni ne gouverne. C’est à nous humains d’apprendre à gérer cette place vide du pouvoir qui nous est laissée.

Selon la première interprétation, le lieutenant du christ absent est le pape. À l’inverse, les mouvements de remise en cause de la domination politique se sont tous inspirés de la deuxième interprétation : la Réforme (guerre des paysans en Allemagne), mouvements fouriéristes, une certaine tradition socialiste française, la théologie de la libération en Argentine.

Ces deux interprétations renvoient à deux façons de vivre l’expérience religieuse, à deux manières de la comprendre.

Il y a l’imaginaire de la pureté : je veux me protéger, m’immuniser et revenir à une forme de sacré protégé de la souillure. La Bible connait ce type d’image. Exode 19 : Yahvé dit à Moïse qu’il y aura une frontière que seul Moïse pourra franchir, la montagne devient sacrée, interdite.

Les catégories du tribal et du privé sont de cet ordre. L’étranger peut me nuire, je dois me protéger. Politiquement, juridiquement mais aussi spirituellement, je dois conserver mon identité, mon ipséité. L’altérité c’est l’impureté, nuisible. Vote RN.

Une autre expérience religieuse repose sur la confiance dans ce que je ne connais pas. Je fais mon deuil de la présence de Dieu dans mon histoire et j’ai confiance dans la force de qu’il me donne (dynamis), la source en moi-même, pour construire, de manière toujours relative, des figures du lien social.  C’est de l’ordre de la confiance, c’est sans garantie, précaire, vulnérable. Mais nous avons la liberté de créer nous-mêmes nos institutions et d’en inventer de nouvelles. 

Consentir au fait qu’une ressource devienne un commun est un enjeu spirituel. Ça suppose de consentir à ne pas mettre la main sur la ressource, ne pas se l’approprier.


[1] Modèle théorisé par Carl Schmitt (qui sera un  soutien du régime nazi). Il définit le souverain comme celui qui peut s’extraire du droit parce qu’il édicte les lois et décide de l’état d’exception. Ce qui fonde la communauté politique c’est l’ennemi. Le nazisme est l’alliance entre le public et le tribal, un État tribu.

[2] Parmi ces huit critères on peut citer : l’identité de la communauté doit être bien définie pour tout le monde, il faut une règle pour spécifier qui a accès à la ressource et comment (tout le monde n’y a pas accès de la même manière), il faut une méta-règle qui permette de résoudre les conflits quand on n’est pas d’accord sur les autres règles.

Vous aimez cet article ?

Newsletter